Le numéro 26 de la revue Argumentation et Analyse du Discours, dont la publication est prévue pour avril 2021, est placé sous la direction de Stefano Vicari, Université de Gênes (Italie)
Si des flots d’encre ont déjà coulé sous la plume des philosophes (Weber, 1922, Arendt, 1955, Foucault, 1975, Origgi, 2008, 2008b) et des sociologues (Candel, Gkouskou-Giannakou, 2017) etc. sur l’autorité, celle-ci reste une notion dynamique dont la nature pluridimensionnelle fait un objet de recherche difficile à cerner et plus encore à définir. Comme toutes les notions complexes, elle fait l’objet d’une certaine dilution sémantique qui permet néanmoins de saisir des dimensions sur lesquelles les chercheurs semblent s’accorder. En analyse du discours, les deux numéros de Mots. Le langage du politique (Pineira, Périès, 1995 ; Monte et Oger 2015) ont permis de mettre au jour les procédés discursifs aptes à créer des discours d’autorité, à partir de corpus de « groupe » plus ou moins institutionnels et de montrer que les affirmations de Bourdieu « l’autorité vient au langage du dehors » (1982 : 105) sont à nuancer : la double nature socio-relationnelle et discursive de l’autorité en légitime pleinement une étude socio-discursive.
Or, la prise en compte des discours groupaux a montré jusqu’à quel point la construction verbale de l’autorité repose sur du déjà-dit, à savoir sur le partage tacite de savoirs et de connaissances constituant le soubassement prédiscursif de tout discours d’« autorité » et garantissant ce qu’Oger (2013) a si bien appelé « surcroît de crédibilité ». Les chercheurs ont montré le fonctionnement d’un large éventail d’observables discursifs tels que l’effacement énonciatif (Rabatel 2004), le figement discursif et/ou interdiscursif (Krieg-Planque 2015), les routines discursives, les prédiscours (Paveau 2006), les mécanismes de « co-discours » (Raus 2015), etc. aptes à construire un discours marqué du sceau de l’autorité, émanant d’une source énonciative sinon individuelle, du moins institutionnelle et/ou groupale. Qu’en est-il dès lors de la circulation discursive de l’autorité lorsqu’on prend en compte les discours de locuteurs appartenant à des « groupes sociaux » différents ? Va-t-elle toujours de soi ? Ou, au contraire, peut-on identifier des « conflits d’autorité » ou, plus généralement, des « échecs » du discours d’autorité ?
Ces questions seront étudiées dans le web 2.0 qui, des grands débats sociétaux aux questions culinaires et vestimentaires, apparaît aujourd’hui comme l’observatoire privilégié des modes de circulation de l’autorité dans le discours.
La distinction nette entre locuteurs légitimes et « sans voix » de Bourdieu (1977) ne semblant sans doute plus pertinente dans l’univers discursif numérique, la circulation de l’autorité doit être plutôt appréhendée dans sa dimension historicisée (Leclerc 2001), à la lumière des nouvelles techniques de production des discours (« technodiscours », Paveau 2017), des nouvelles conditions sociales de circulation de ces discours (Origgi 2008b) et du caractère « liquide » des relations interpersonnelles en ligne (Bauman, 2013), qui favorisent la rencontre de discours de locuteurs qui ne partagent pas forcément les mêmes savoirs, les mêmes représentations, voire les mêmes autorités sur les différentes questions. On peut faire l’hypothèse que le web 2.0 contribue à modifier les modes de circulation de l’autorité en favorisant l’hybridation de discours de locuteurs appartenant à des groupes sociaux variés, à des « cultures » différentes, dont les « logiques » (ou « habitudes ») discursives, rationnelles et comportementales sont volontiers divergentes, voire discordantes. L’appréhension des modalités de circulation de l’autorité dans les discours ordinaires en ligne ne peut donc se faire sans prendre en compte sa dimension sociale, liée non seulement au statut du locuteur, mais surtout aux différentes communautés discursives ou, du moins, aux multiples positionnements discursifs à travers lesquels elle circule.
On se propose donc de montrer dans quelles conditions discursives et à l’aide de quelles stratégies les locuteurs, dans les réseaux sociaux, manifestent ou refusent leur confiance à une autorité. Comment travaillent-ils à se soustraire au discours qui va de soi, au caractère évident et prétendu partagé des propos tenus par des instances énonciatives plus ou moins institutionnelles (médias, gouvernement, mais aussi instances plus restreintes…) et légitimes, voire aux normes, au pouvoir institutionnel ou d’une communauté ? Dans ce numéro, on observera et analysera les modalités discursives et argumentatives à travers lesquelles les locuteurs dans le web 2.0 (dispositifs en ligne des journaux, réseaux sociaux, etc.) réagissent aux manifestations de l’autorité sous différentes formes (de l’institution, de la « tradition », des médias, de la majorité - Mineur, 2017 - mais aussi de la performativité des énoncés, etc.) dans le but de répondre aux questions suivantes :
• Peut-on identifier des manifestations de vulnérabilité (Garrau 2018), de résistance ou de protestation face aux normes, à l’exercice du pouvoir, au discours autoritaire et/ou d’autorité ?
• Dans quelle mesure réside, à la base de la dimension plus ou moins conflictuelle de certaines polémiques (Amossy, 2014) ou controverses (Charaudeau, 2017) qui circulent dans l’espace discursif public en ligne, le non-partage des mêmes autorités par les locuteurs ?
• Quelles modalités discursives et argumentatives plus ou moins conflictuelles sont utilisées par les locuteurs pour réfuter, délégitimer, ou au contraire, légitimer un discours d’autorité ?
• Quels observables (techno)discursifs doit-on prendre en compte pour cerner ces phénomènes ?
Dans l’objectif de montrer la contribution de l’analyse du discours et de l’argumentation à l’étude de la circulation de l’autorité dans le web 2.0, on privilégiera des propositions dotées d’une perspective théorique et/ou méthodologique bien argumentée, suivies d’une étude de cas fondée sur un corpus empiriquement structuré. Il s’agira prioritairement d’observer les dynamiques discursives dans des débats sociétaux actuels, voire des polémiques ou des controverses, permettant d’interroger la relation entre autorité et communautés discursives ou phénomènes sociaux.
Modalités de soumission :
• Les propositions doivent être soumises avant le 5 janvier 2020 sous la forme de résumés ou d’avant-projets de 1000 mots (au maximum) dont l’acceptation vaudra encouragement mais non pas engagement de publication. Elles doivent être envoyées au responsable du numéro, Stefano Vicari, avec une copie à Ruth Amossy
• Les auteurs des propositions seront informés des décisions jusqu’au 20 janvier 2020.
• Les propositions retenues devront être envoyées sous forme d’article (50 000 signes maximum, notes et bibliographies comprises) : fin juin 2020.
• Les manuscrits seront lus, avec intérêt, par le comité éditorial de la revue, puis envoyés anonymement à deux spécialistes pour une évaluation finale : fin octobre 2020.
• Les articles acceptés pour publication devront être renvoyés, après corrections (le cas échéant) jusqu’à fin janvier 2021.
• La publication du numéro est prévue en avril 2021.
Les auteurs sont priés de prendre connaissance du protocole rédactionnel de la revue Argumentation et Analyse du Discours (disponible sur : https://journals.openedition.org/aad/173)
Coordonnées du responsable du numéro : Stefano Vicari stefano.vicari@unige.it
Coordonnées de la Rédactrice en chef : Ruth Amossy amossy@bezeqint.net
Bibliographie indicative
Amossy, Ruth. 2014. Apologie de la polémique (Paris : P.U.F)
Arendt, Hannah. 2004 [1955]. « Qu'est-ce que l'autorité ? », La crise de la culture (Paris : Gallimard)
Bauman, Zygmunt. 2013. Communitas. Uguali e diversi nella società liquida (Roma : Aliberti)
Bourdieu, Pierre. 1982. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques (Paris : Fayard)
Bourdieu, Pierre. 1977. « L’économie des échanges linguistiques », Langue française 34, « Linguistique et sociolinguistique », 17-34
Candel Étienne & Pergia Gkouskou-Giannakou. 2017. « Autorité et pratiques de légitimation en ligne », Quaderni, 93 : 2 (Paris : FMSH)
Charaudeau, Patrick. 2017. Le débat public. Entre controverse et polémique. Enjeu de vérité, enjeu de pouvoir, (Limoges : Lambert-Lucas)
Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir (Paris : Gallimard)
Garrau, Marie. 2018. Politiques de la vulnérabilité (Paris : CNRS éditions)
Hamer, Dean. 2008. « Folklore », Encyclopedia of the Social and Cultural Foundations of Education, SAGE Publications, http://www.sageereference.com/foundations/Article_ n160.html (consulté le 30/10/2019, accès payant).
Krieg-Planque, Alice. 2015. « Construire et déconstruire l’autorité en discours. Le figement discursif et sa subversion », Mots. Les langages du politique 107, 115-132
Leclerc, Gérard. 2001. « Histoire de la vérité et généalogie de l’autorité », Cahiers internationaux de sociologie 111, « La construction sociale à l'épreuve », 205-231
Mineur, Didier. 2018. Le Pouvoir de la majorité. Fondements et limites (Paris : Classiques Garnier)
Monte, Michèle & Claire Oger. 2015. « Discours d’autorité : des discours sans éclat(s) ? », Mots. Les langages du politique 107.
Oger, Claire. 2013. Discours d’autorité, discours autorisés. Faire référence et dire l’institution, « inédit » du dossier d’habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication, soutenu le 2 décembre 2013 à l’Université Paris-Sorbonne (CELSA).
Origgi, Gloria. 2008. Qu’est-ce que la confiance ? (Paris : Vrin)
Origgi, Gloria. 2008b. « Trust, authority and epistemic responsibility », Theoria 61, 35-44
Paveau, Marie-Anne. 2017. L'analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques (Paris : Hermann)
Paveau, Marie-Anne. 2006. Les prédiscours : sens, mémoire, cognition (Paris : PUF)
Pineira Carmen & Gabriel Périès. 1995. « Actes d’autorité. Discours autoritaires », Mots. Les langages du politique 43.
Rabatel, Alain. 2004. « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmatiques », Langages 156, 3-17
Raus, Rachel. 2015. « Types de contre-discours et remaniements « codiscursifs » : l’inscription du dit d’ATTAC et du LEF dans les rapports du Parlement européen sur les femmes (2004-2012) », Semen 39, 115-134.
Weber, Max. 1995 [1922]. Économie et société, 2 vol. (Paris : Uge Poche)